Le Magasin des Suicides, de Jean Teulé

Publié le par JSUL


Hara qui rit


Jean Teulé s'autorise une pause récréative entre deux chefs-d'oeuvre (Je, François Villon, 2006 et Le Montespan, 2008). Dans son Magasin des Suicides, fournisseur officiel d'auto-destruction, Mercredi Addams aurait pu être chef de rayon : humour noir en bandoulière, Teulé s'essaie à la dystopie. Sous forme de fable, scénettes de la vie quotidienne d'une famille barrée, le livre - dispo chez Pocket ce mois-ci -  distille un peu de morosité dans ce monde douillet. Rira bien qui rira le dernier ?






" Vous avez raté votre vie ? Avec nous, vous réussirez votre mort ! " proclame Le Magasin des Suicides. Petite entreprise familiale depuis des dix générations, la boutique est une mine d'ingrédients, ustensiles, objets censés vous faciliter la mort. Mishima, Lucrèce Tuvache et leurs trois enfants sont les artisans de cette mort sur demande. Le commerce marche comme sur des roulettes (russes) : Mishima invente de performant poids pour se noyer plus vite, Lucrèce compose de mortels et originaux poisons "maison". L'aîné, Vincent, est un psychopathe anorexique ; Marylin, sa soeur, se définit elle-même comme moche, inutile et maladivement timide. Chacun vit dans un désespoir et une dépression extrême : tout est pour le pis dans le pire des mondes. Tous coulent de beaux jours malheureux... Jusqu'au jour où Alan, le petit dernier, sourit dans son berceau. L'espoir pointe le bout de son sale nez...


Un peu plus d'acide, s'il vous plaît

Voyons Le Magasin des Suicides comme un sitcom à l'humour noir. Oui, l'analogie avec La Famille Addams n'est pas hors de propos - la différence résidant dans le genre, qui ici n'est pas fantastique - tant les personnages se ressemblent finalement beaucoup. La figure patriarcale, celle de Mishima, rappelle Gomez Addams. De même, le fils, Vincent, est très proche de Mercredi. L'humour noir du Magasin des Suicides est tout de même beaucoup moins percutant que la série pré-citée. Il n'a absolument rien à voir dans la forme, certes, mais il manque une pointe de subversif pour convaincre tout à fait les habitués de l'irrévérencieux. Les trouvailles linguistiques ayant trait à la mort sont gentilles mais déjà lues/vues. Teuléphoné, finalement (sorry). La réussite se situe davantage dans les situations et le comique... de situation que l'humour direct de Jean Teulé. Ce qui est déjà très bien, non?





Teulé ajoute une corde (à son arc)

Jean Teulé se ballade là où on ne l'attend pas. Le Magasin des Suicides s'inscrit dans un registre proche de l'absurde et du conte Burtonien. En imaginant un monde où le malheur deviendrait le véritable bonheur, Jean Teulé flirte avec le roman d'anticipation. Même s'il ne décrit pas la société de ce conte comme le ferait un roman de science-fiction, il distille par-ci par là des éléments très intéressants (la Religion des Oubliés, la disparition de tous les lieux de cultes, la multiplication des tours), tout à fait indépendants du simple plaisir de lire la fable. Du coup, cela renforce l'immersion ; le revers de la médaille étant notre curiosité quant à ce futur : on aimerait en savoir plus !
Au passage, architecturalement et scénaristiquement parlant (ouf!), le geek verra une très jolie ressemblance avec le Gotham City de Tim Burton et le final de son Batman (Comment faire un article sans parler de Batman ? NdlR).





Un peu de finesse ...

Le Magasin des Suicides
se lit vite, très vite. Le temps du présent n'est pas étranger à la vitesse de lecture mais, surtout, Jean Teulé est réputé pour la fluidité de son écriture. Que l'on aime ou pas le récit, on ne peut lui enlever, à Teulé, sa facilité et l'accessibilité de son écriture simple mais pas simpliste.
Au contraire. Car l'exception confirme la règle. Le Magasin des Suicides, très enjoué et rythmé, se permet quelques passages abstraits aussi incongrus que magnifiques. Jean Teulé abandonne le style descriptif le temps de quelques pages. Et le résultat, incompréhensible - on adore ou on déteste, est néanmoins magique. Inexplicablement apocalyptique.



« Au sol, des projecteurs tournoyants et fantastiques balaient le ciel couvert et la pollution
de longs cônes de lumière verte. Les oiseaux pris d'un élan qui s'aventurent ici, s'asphyxient,
meurent de crise cardiaque au-dessus des tours. Des femmes, au matin, en ramassent les
plumes dont elles se font un chapeau exotique avant de se jeter elles-mêmes dans le vide
».




La poésie de Jean Teulé est surréaliste, claque sur les cordes sensibles même sans avoir été digérées.



Pas à se jeter par la fenêtre car souvent trop léger, pas si drôle, convenu et poussif, Le Magasin des Suicides surprend - bizarrement - par ses passages plus poétiques et imagés. D'un postulat clairement aguicheur, Jean Teulé parvient, dans les séquences oniriques, à élever son histoire au-delà du simple divertissement morbide.
Un peu de fraîcheur dans la bibliographie de Teulé, avant de s'attaquer - si ce n'est déjà fait - au Montespan ; qui, lui, donne clairement la rage de vivre.

Publié dans Littérature

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